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Un week-end de fête meurtrier

Au moins 233 personnes ont été tuées par balle au pays en marge des festivités du 4 juillet

RICHARD HÉTU, collaboration spéciale. Publié par La Presse le 7 juillet 2021

(New York) Aussi américain que la tarte aux pommes. La métaphore est souvent employée pour décrire des phénomènes aussi rassembleurs que le baseball ou le rock & roll. Mais elle s’applique aussi à l’orgie de violence qui a éclaté au cours du long week-end de la fête nationale des États-Unis.

Au moins 233 personnes ont été tuées par balle et 618 ont été blessées durant une période de 72 heures marquée par plus de 540 évènements avec armes à feu, selon les données du groupe de recherche Gun Violence Archive, qui répertorie les cas de violence armée au pays de la National Rifle Association et du 2amendement.

Au nombre des victimes : quatre enfants, âgés de 6 à 16 ans, blessés le 2 juillet à Norfolk, en Virginie, où la police a arrêté et inculpé un garçon de 15 ans en rapport avec cette fusillade.

Et la violence armée qui sévit dans de nombreuses grandes villes depuis 2020 s’est poursuivie de plus belle, y compris à New York et à Chicago, où au moins 35 et 100 personnes respectivement ont été atteintes par balle.

À Chicago, au moins 18 personnes ont succombé à leurs blessures. Il s’agissait du week-end le plus meurtrier depuis au moins 2017 dans cette ville qui en a vu d’autres. Dans l’ensemble du pays, 15 fusillades de masse ont été recensées par Gun Violence Archive, qui fait entrer dans cette catégorie les évènements ayant fait au moins quatre morts ou blessés (à part le tireur).

« Je suis extrêmement préoccupé par le fait que cette année va dérailler », a dit à La Presse Mark Bryant, directeur de Gun Violence Archive. « Elle sera 25 % pire que l’année dernière, qui était 25 % pire que l’année précédente. Cela dit, ce dernier week-end a été bon. Je déteste dire qu’un peu plus de 850 personnes blessées ou tuées par balle, c’est bien, mais c’est mieux que l’année dernière. Considérer cela comme bon est triste. »

L’an dernier, au moins 1 068 personnes ont été blessées ou tuées par balle lors du week-end de la fête nationale américaine.

Mais comment expliquer autant d’événements impliquant des armes à feu d’un bout à l’autre des États-Unis ?

Des ventes d’armes records

Robert Spitzer, politologue à l’Université d’État de New York à Cortland et auteur de plusieurs livres sur les armes à feu, répond en évoquant d’abord le contexte dans lequel son pays évolue depuis plus d’un an.

« Les États-Unis ont connu une recrudescence de la violence armée et des meurtres par arme à feu pendant cette période de pandémie », a-t-il dit en citant comme une des causes probables de ce phénomène les ventes records d’armes à feu.

L’insécurité et l’anxiété ressenties par les Américains sont également des facteurs à prendre en considération, selon Robert Spitzer.

« Pour certains Américains, le remède à l’insécurité et à l’anxiété consiste à sortir et à se procurer une arme. Vous ne pouvez pas tirer sur une bactérie, mais cela fait partie du calcul », a-t-il dit.

Et il y a les retombées du mouvement Black Lives Matter qu’on ne peut pas non plus ignorer, selon lui. Dans beaucoup de villes américaines, des policiers ont choisi de prendre leur retraite ou de quitter le métier en réaction aux critiques dont ils ont été la cible après le meurtre de George Floyd.

Biden face à l’autre « épidémie »

Le désengagement et le désabusement policiers pourraient donc contribuer à faire de 2021 une année encore pire que 2020, l’une des plus meurtrières depuis des décennies, avec près de 20 000 personnes tuées dans des évènements impliquant des armes à feu et 24 000 autres qui se sont suicidées par balle.

Depuis le début de l’année, des actes de violence armée ont fait 10 318 morts, dont 629 adolescents et 154 enfants de moins de 11 ans, sans compter 12 342 morts par suicide avec une arme à feu, selon les données du groupe Gun Violence Archive.

Le 8 avril dernier, pour combattre ce qu’il a lui-même décrit comme une « épidémie de violence par armes à feu », Joe Biden a signé six décrets de portée réduite, faute de pouvoir convaincre le Sénat d’adopter des mesures plus fortes.

Le 24 juin dernier, il a par ailleurs autorisé les États et les localités à utiliser quelque 350 milliards de dollars accordés dans le cadre de son plan de relance économique pour augmenter les budgets des services policiers et des programmes communautaires.

« Ce n’est pas le moment de tourner le dos aux forces de l’ordre ou à nos communautés », a déclaré le président, dont le parti est accusé à tort par les républicains de vouloir « définancer » la police.

Robert Spitzer estime que l’approche de Joe Biden peut aider. Mais il y a des limites au nombre des problèmes auxquels le président peut s’attaquer. Et cela inclut sans doute la tradition de tirer des coups de feu en l’air pour accompagner les feux d’artifice du 4 juillet.

« C’est un peu comme dans les vieux westerns où les cow-boys tirent au hasard en l’air avec leurs armes », a expliqué l’auteur de Guns Across America. « Bien sûr, ces balles doivent bien retomber quelque part. C’est souvent quelque chose auquel les gens ne pensent pas. »

(New York) Le gouverneur de New York a annoncé mardi des mesures d’« urgence » pour lutter contre les armes à feu, sur fond d’augmentation de la criminalité dans cet État américain comme dans le reste du pays.
La Presse, publié le 6 juillet 2021. AGENCE FRANCE-PRESSE

CONTRÔLE DES ARMES À FEU – DES MÉDECINS MONTENT AU FRONT

Mercredi, un regroupement de médecins de partout au Canada favorable à un contrôle plus strict des armes à feu organise une journée d’action. Au Québec, un rassemblement se tiendra à l’Hôpital général de Montréal. Entrevue avec le Dr Andrew Beckett, chirurgien traumatologue qui a décidé de monter au front.

Par CAROLINE TOUZIN, LA PRESSE

L’été dernier, en opérant une jeune femme atteinte au cou par un projectile d’arme à feu à Montréal, le Dr Andrew Beckett a eu une prise de conscience.

« Elle a eu la vie sauve, mais elle restera paralysée jusqu’à la fin de ses jours. Elle avait seulement 17 ans. Tout ça parce que dans son entourage, il y avait de mauvaises personnes avec un accès à des armes à feu », déplore le chirurgien spécialisé en traumatologie en entrevue à La Presse.

Les ravages causés par les armes à feu ne sont pas toujours médiatisés, souligne le médecin. Or, le Centre de traumatologie de l’Hôpital général de Montréal, où le chirurgien pratique, reçoit en moyenne un patient par semaine blessé par balle.

« Il faut voir les blessures et les morts par arme à feu comme une crise de santé publique. Cette crise est de plus en plus grave au Canada, mais totalement évitable. »

— Le Dr Andrew Beckett, chirurgien traumatologue à l’Hôpital général de Montréal

Ainsi des médecins d’un peu partout au Canada – appuyés par d’autres professionnels de la santé – viennent de former une coalition baptisée Médecins canadiens pour un meilleur contrôle des armes à feu (Canadian Doctors for Protection from Guns en anglais), qui se bat pour l’adoption de lois plus strictes sur le contrôle des armes à feu, notamment l’interdiction des armes de poing et de toutes les armes d’assaut.

Le groupe auquel s’est joint le Dr Beckett organise une journée nationale d’action le 3 avril pour demander un contrôle plus strict des armes à feu. Un rassemblement est prévu sur l’heure du dîner ce jour-là sur les terrains de l’Hôpital général de Montréal.

Au moment de notre entrevue réalisée la semaine dernière, le chirurgien de 49 ans – qui n’avait jamais milité avant aujourd’hui – a apporté sa pancarte, qu’il compte bien brandir mercredi.

UN ENCADREMENT PLUS STRICT RÉCLAMÉ

« Oui pour C-71. On peut faire mieux », pouvait-on y lire, un slogan qui fait référence au projet de loi visant à encadrer plus strictement la commercialisation et la possession d’armes à feu au Canada, actuellement à l’étude au Sénat. Ce projet de loi fédéral propose, entre autres, des mesures comme une vérification plus fouillée des antécédents d’une personne qui demande un permis d’arme à feu, ou encore l’obligation pour les commerçants de garder la trace de toutes les ventes d’armes.

Aussi chirurgien dans les Forces armées canadiennes, le Dr Beckett a été déployé en Afghanistan et en Irak. « J’ai vu les ravages des armes d’assaut et des armes de poing en temps de guerre », dit-il. 

« Je ne vois aucune raison pour laquelle une personne, ici, dans un pays en paix, devrait posséder une arme de poing ou une arme d’assaut. Ça ne fait qu’infliger des souffrances. »

— Le Dr Andrew Beckett, chirurgien traumatologue à l’Hôpital général de Montréal

Annoncer à une famille que son enfant a été tué par balle est la pire chose qu’il ait dû faire dans sa carrière, dit-il. Et il l’a fait beaucoup « trop de fois ».

« J’ai moi-même un jeune garçon. Je ne voudrais jamais qu’il soit blessé par balle en raison d’un accident ou d’un acte de violence », poursuit-il, d’où sa motivation à militer pour un contrôle plus strict des armes à feu au Canada.

Le chirurgien énumère des données qui, à ses yeux, prouvent qu’il y a une crise de santé publique : selon Statistique Canada, le nombre de crimes violents commis avec une arme à feu a augmenté de 42 % depuis 2013 ; le Canada a le cinquième taux de mortalité par arme à feu parmi les pays de l’OCDE ; selon l’Observatoire canadien du fémicide pour la justice et la responsabilisation, 34 % des femmes et des filles tuées en 2018 ont été victimes d’armes à feu ; un récent énoncé publié par la Société canadienne de pédiatrie indique que l’accessibilité des armes à feu augmente le risque de suicide.

« UNE PERSPECTIVE DE SANTÉ PUBLIQUE »

Le médecin n’y voit pas un combat politique : « C’est une prise de position dans une perspective de santé publique comme celles qui ont mené au port obligatoire de la ceinture de sécurité en voiture ou à celui du casque à vélo. Ce sont des mesures qui sauvent des vies. »

N’empêche, l’implication de médecins dans le débat ne plaît pas à tout le monde. La coprésidente du regroupement, la Dre Najma Ahmed, fait l’objet de pressions d’une association de propriétaires d’armes à feu.

La chirurgienne torontoise, qui a soigné les victimes de la fusillade de l’avenue Danforth l’été dernier, a publié plusieurs messages sur les réseaux sociaux depuis en faveur de l’adoption rapide du projet de loi C-71. Elle se prononce aussi contre la possession d’armes de poing et d’armes d’assaut.

Or, un groupe de propriétaires d’armes à feu reproche à la Dre Ahmed d’user de sa crédibilité de médecin pour alimenter un débat strictement politique. 

Des membres de la Coalition canadienne pour le droit aux armes à feu ont récemment déposé près de 70 plaintes contre la chirurgienne auprès de son ordre professionnel – plaintes que l’ordre a refusé de trancher, jugeant qu’on avait ici affaire à un désaccord politique, non à des reproches liés aux soins cliniques ou au comportement professionnel du médecin.

Ce genre de pressions n’intimide pas le Dr Beckett. « Comme médecins, nous sommes en première ligne pour constater les ravages causés par les armes à feu, dit-il. On soigne les blessures par balle, et la prévention des blessures fait aussi partie de notre travail. »

MOUVEMENT #THISISOURLANE AUX ÉTATS-UNIS

Cette mobilisation de médecins canadiens pour un meilleur contrôle des armes à feu fait écho au mouvement #thisisourlane ou #thisismylane lancé l’an dernier aux États-Unis. Des centaines de médecins américains se sont mis à publier des photos saisissantes sur les réseaux sociaux de salles d’opération ensanglantées, de matériel chirurgical rougi ou encore de vêtements tachés par le sang de leur patient blessé par balle, après avoir été piqués au vif par la National Rifle Association (NRA).

La NRA avait publié un tweet discréditant une récente série de recommandations de l’American College of Physicians qui fait du contrôle des armes à feu aux États-Unis un enjeu de santé publique. 

« Quelqu’un devrait dire à ces “importants” médecins anti-armes de rester dans leur domaine [to stay in their lane]. »

— La NRA, lobby américain pro-armes, sur Twitter, en novembre dernier

« Avez-vous une idée du nombre de balles que je retire de cadavres chaque semaine ? Ce n’est pas seulement ma voie [lane], c’est ma putain d’autoroute ! », a répondu sur le même réseau social la Dre Judy Melinek, pathologiste en Californie, alors qu’une nouvelle fusillade venait de survenir dans un bar de cet État, faisant 12 morts. Ce gazouillis a lancé le mouvement qui tente d’infléchir le débat sur le contrôle des armes à feu chez nos voisins du Sud.

La « crise de santé publique » est toutefois plus importante aux États-Unis qu’au Canada, nuance le Dr Beckett, qui ne voit pas la nécessité de répondre aux critiques de propriétaires d’armes à feu d’ici avec des moyens aussi saisissants.

« Je souhaite ne plus jamais avoir à retirer des balles du corps d’un enfant, conclut le chirurgien. Je ne vois pas comment des gens pourraient être d’avis contraire. »

MÉDECINS CANADIENS POUR UN MEILLEUR CONTRÔLE DES ARMES À FEU

L’ADOPTION RAPIDE D’UNE LOI DEMANDÉE

Le groupe de médecins demande l’adoption d’une législation et d’autres outils visant à réduire la prévalence des armes à feu, à savoir des restrictions en matière de possession d’armes à feu, un programme d’amnistie permettant la récupération des armes à feu actuellement en circulation et une approche stratégique visant à réduire leur vente illégale et leur importation en provenance d’autres compétences territoriales.

FINANCEMENT DE LA RECHERCHE

Le groupe demande aussi le financement et une infrastructure pour soutenir la recherche sur l’épidémiologie des blessures et morts par arme à feu, notamment sur le rôle de déterminants sociaux comme la pauvreté, la maladie mentale, la discrimination raciale et l’isolement social, ainsi que sur l’efficacité des stratégies visant à réduire les blessures et les décès liés aux armes à feu.

APPUI DE PLUSIEURS ORGANISMES MÉDICAUX

Ce groupe de médecins a récolté l’appui d’organismes médicaux nationaux et provinciaux tels que le Collège des médecins de famille du Canada, l’Association canadienne des chirurgiens généraux, l’Association canadienne des médecins d’urgence, l’Ontario Medical Association, l’Association canadienne de traumatologie, la Société canadienne de soins intensifs, la Société canadienne des anesthésiologistes, la Société canadienne de neurochirurgie ainsi que les Jeunes médecins pour la santé publique.