Québec pourrait déjà légiférer sur les armes de poing

Marco Bélair-Cirino et Marie Vastel à Ottawa et à Québec, Le Devoir, 25 février 2021

Le gouvernement québécois et l’Assemblée nationale réclament qu’Ottawa leur délègue le pouvoir d’interdire les armes de poing sur tout le territoire. Mais le gouvernement caquiste a déjà tout le loisir d’agir en ce sens, s’il le souhaite réellement, notent une source fédérale et des experts consultés par Le Devoir. La CAQ n’a cependant pas l’intention d’aller de l’avant pour l’instant.

Les élus québécois ont répliqué la semaine dernière au projet de loi fédéral C-21, visant à resserrer le contrôle des armes à feu, en déplorant qu’il passe par les municipalités pour leur permettre d’interdire à la pièce les armes de poing. Ottawa ferait mieux de confier ce pouvoir au Québec, ont-ils argué en adoptant une motion en ce sens à l’unanimitéJustin Trudeau s’était montré prêt à collaborer, vendredi, en rétorquant qu’il avait « hâte de travailler » avec le Québec.

Or, les champs de compétence partagés permettent actuellement au gouvernement québécois de légiférer en ce sens. « La réalité, d’un point de vue légal, c’est que n’importe quelle province a ce pouvoir », fait remarquer une source fédérale bien au fait du dossier. « C’est dans la Constitution. Le gouvernement québécois pourrait demain matin interdire les armes de poing partout sur le territoire. »

Le constitutionnaliste Pierre Thibault confirme, avec une nuance. « Le pouvoir d’interdire les armes à feu relève en exclusivité du Parlement fédéral, en vertu de la Constitution [qui lui accorde l’autorité exclusive de légiférer sur] la loi criminelle », note le doyen adjoint de la faculté de droit de l’Université d’Ottawa. « Mais si l’on parle de réglementer l’usage des armes à feu, là ce sont les provinces qui ont cette compétence. »

En d’autres mots, le Québec pourrait dès maintenant réglementer l’utilisation des armes de poing, leur entreposage, leur transport ou leur vente, en tout respect de ses champs de compétence actuels. La Cour suprême l’a d’ailleurs décidé, en 2000, en confirmant « la capacité des provinces de réglementer la propriété et les droits civils relativement aux armes à feu ».

« La réglementation pourrait resserrer tout, sauf la possession », résume M. Thibault. « Le Québec pourrait réglementer à un point tel que cela pourrait conduire à une interdiction dans les faits, mais pas en droit. Car si on fait indirectement ce qu’on ne peut pas faire directement et que cela aboutit à une interdiction, il y va y avoir des contestations judiciaires. »

Le professeur de droit Patrick Taillon, de l’Université Laval, l’atteste. « Il ne faut pas créer d’infraction criminelle. Mais le gouvernement pourrait créer une interdiction pénale dont la finalité de la loi se rattache à des sujets de compétences que le Québec a déjà. » La preuve que ce pouvoir existe, c’est que le Québec réglemente des permis de chasse, par exemple, et s’est créé un registre des armes à feu — à la suite de l’abolition du registre fédéral des armes d’épaules.

La CAQ préfère un autre scénario

À Québec, le gouvernement caquiste a cependant rétorqué qu’il jugeait prématuré d’envisager un tel scénario même s’il ne donne pas cher de la peau du projet de loi C-21 — qui est porté par un gouvernement minoritaire alors qu’une odeur d’élections flotte dans l’air.

« Le Québec est toujours prêt à collaborer avec le gouvernement fédéral pour améliorer le contrôle des armes à feu sur son territoire. Cela dit, nous répétons qu’il s’agit d’une mauvaise idée de donner cette responsabilité aux villes », a fait valoir le cabinet de la vice-première ministre et ministre de la Sécurité publique, Geneviève Guilbault.

« Nous avons eu l’occasion d’exprimer la position du Québec ; nous allons laisser le gouvernement fédéral poursuivre ses travaux sur son projet de loi. Tout autre scénario serait hypothétique à l’heure actuelle », a indiqué son bureau mercredi.

Le C-21 propose d’inscrire au Code criminel l’obligation des détenteurs de permis de possession d’armes de poing de respecter les règlements municipaux qui viendraient en restreindre l’entreposage ou le transport. Autrement, ces derniers pourraient se voir révoquer leur permis ou même imposer une peine maximale de deux ans de prison.

Le groupe PolySeSouvient déplore non seulement qu’Ottawa n’interdise pas à l’échelle du Canada la possession d’armes de poing, mais qu’il n’ait rien proposé pour stopper leur prolifération. « Ils auraient pu au minimum geler le marché des armes de poing, soit en interdisant toute nouvelle importation ou fabrication, ce qui limiterait leur nombre à environ un million. Cela n’enlève rien à personne », dit sa porte-parole Heidi Rathjen. Elle déplore une tentative de « déresponsabilisation du gouvernement fédéral sur une question de juridiction fédérale » et préférerait que le C-21 soit modifié en ce sens. À Ottawa, on rétorque qu’on passe par les villes, car certaines provinces s’opposent à cette interdiction.

« S’il n’y a aucun, aucun espoir du fédéral, oui ce serait une avenue à explorer », dit Mme Rathjen de l’éventualité que Québec prenne les choses en main. « Mais, nous ne sommes pas rendus là encore. Il faut continuer de tenir le fédéral responsable. »

Le professeur Taillon observe que le fédéralisme mène habituellement à « des chicanes pour avoir la compétence d’agir. Mais il y a de ces moments où l’on assiste à des chicanes pour s’octroyer le devoir de ne pas s’occuper de quelque chose et de refiler la patate chaude à l’autre ordre de gouvernement ». Ce deuxième scénario semble se profiler, dans ce dossier. Peut-être parce que Justin Trudeau ne veut pas « payer le prix politique » dans certaines régions canadiennes et que la CAQ rassemble une large coalition d’électeurs issus de divers milieux, notamment certaines franges plus conservatrices et rurales, explique-t-il.

L’opposition veut de l’action

L’auteur de la motion de l’Assemblée nationale sur le C-21, le député solidaire Alexandre Leduc, se réjouit de voir que le fédéral semble encourager le Québec à légiférer lui-même. « S’il est en train de nous dire : “Allez-y, les provinces, empiétez sur notre pouvoir fédéral d’encadrer les armes à feu”, moi ça va me faire plaisir de déposer un projet de loi », dit l’élu indépendantiste.

Mais il prévient qu’il « est hors de question » dans l’esprit des députés québécois « qu’il ne se passe rien à la fin de la journée », puisqu’ils ont tous signalé à l’unanimité leur souhait de voir le Québec, et non les villes, appliquer cette interdiction.

Le péquiste Martin Ouellet préférerait aussi qu’Ottawa modifie son projet de loi. « S’il ne le fait pas, le gouvernement du Québec devra légiférer pour assurer un certain contrôle. »

Le libéral Jean Rousselle presse la CAQ d’« entamer rapidement des discussions » non seulement avec le fédéral, mais également avec les municipalités, la Sûreté du Québec, les corps policiers municipaux et le milieu communautaire.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s