Menaces de violence généralisées 

Barthélémy Bazemo, M.Afr

Barthélémy Bazemo, M.Afr, Washington, DC, États-Unis 

Originaire du Burkina Faso, le père Bazemo est membre de la Société des Missionnaires d’Afrique depuis 2004. Il a œuvré en Tanzanie et au Kenya.  Résident maintenant à Washington, il supervise les activités d’Africa Faith and Justice Network. Analyste politique, il a enseigné à la prestigieuse université Georgetown avant d’être choisi pour coordonner les activités de ses confrères dans toute l’Amérique du Nord. Cela représente environ une centaine de personnes dispersées au Mexique, aux États-Unis et au Canada.  

La violence est omniprésente tout autour de nous 

La prévalence de la violence en tant que forme destructrice du comportement humain est malheureusement devenue un épisode récurrent de nos vies, « un universel humain », selon l’anthropologue politique Jon Abbink. Dans ce contexte de violence généralisée et d’insécurité croissante, nous sommes appelés à témoigner du royaume d’amour et de paix de Dieu. Cette situation de plus en plus explosive représente le plus grand défi pour notre ministère aujourd’hui.  

L’augmentation de la fréquence et de la létalité des incidents violents dans de nombreuses zones de conflit à travers le monde – au Yémen, à Gaza, en Ukraine et particulièrement en Afrique – ne peut plus être ignorée. Cette tendance est très préoccupante, car l’exposition prolongée à la violence aveugle a plusieurs conséquences néfastes, en particulier pour les enfants et les femmes qui sont susceptibles d’être blessés.  

Selon le rapport mondial de Human Rights Watch, en 2023, plus de 15 conflits armés, notamment en République démocratique du Congo, au Cameroun, en Éthiopie, au Mozambique, au Mali, au Burkina Faso et au Soudan du Sud, ont provoqué une crise humanitaire et une tragédie humaine avec des souffrances indicibles pour les réfugiés, les personnes déplacées à l’intérieur du pays et les civils vulnérables. Malheureusement, il est fréquent que la violence et l’insécurité soient liées, car une augmentation de l’une entraîne souvent une augmentation correspondante de l’autre.  

L’appréhension constante d’un danger ou d’un préjudice potentiel crée une atmosphère d’anxiété et d’insécurité. Lorsque les gens sont confrontés à des menaces plus importantes pour leur sécurité et leur bien-être, ils ont tendance à éprouver des niveaux d’insécurité plus élevés. Dans ce contexte, le défi moral de notre époque est de succomber à l’attrait d’une violence accrue comme mécanisme privilégié de résolution des problèmes. Cela pose une question fondamentale pour la sécurité mondiale et la survie de l’humanité.  

À cet égard, les experts en conflit définissent la violence comme un acte social, physique ou psychologique à l’encontre de soi-même, d’une autre personne ou d’une communauté, visant à causer un préjudice, une blessure, une privation, la mort ou des dommages à des personnes ou à des biens. Il s’agit d’une forme de comportement agressif qui peut se manifester de différentes manières, telles que la violence physique (coups de poing), la violence verbale (menaces, insultes), la violence émotionnelle ou psychologique (brimades, manipulations), la violence sexuelle (pédophilie ou viol) ou la violence systémique (injustice institutionnelle systématique).  

En outre, nous avons assisté au cours de la dernière décennie à une montée en flèche de nouvelles formes radicales de violence politique et religieuse, dont les expressions aiguës culminent dans les réseaux transnationaux de criminalité organisée et le terrorisme brutal. Par le biais d’actes de terrorisme, les radicaux religieux, les salafistes-jihadistes et les extrémistes violents utilisent des moyens coercitifs, des menaces ou une violence idéologique pour atteindre leurs objectifs sectaires, religieux, politiques et idéologiques.  

L’Afrique du Nord, le Sahel, les Grands Lacs et la Corne de l’Afrique ont été particulièrement touchés. Des groupes terroristes comme Al-Qaïda, l’État islamique et leurs affiliés locaux Boko Haram et Al-Shabab ont forcé 1,7 million de personnes à quitter leur foyer, selon l’Indice mondial du terrorisme (2020). Au total, sept millions de personnes sont touchées par les conséquences du terrorisme en Afrique, et la plupart d’entre elles (femmes et enfants) craignent encore aujourd’hui pour leur sécurité. 

La voie à suivre : se tenir debout pour la paix et la justice 

La violence omniprésente dans nos sociétés et dans le monde en général peut nous décourager et nous donner un sentiment d’impuissance. Néanmoins, nous devons résister à la tentation de nous abandonner au désespoir et à la résignation. À cette fin, un triple mécanisme de réponse est nécessaire pour sauvegarder la dignité de la vie humaine et promouvoir le bien-être et la sécurité de tous les individus.  

Le premier devoir incombe aux dirigeants élus et aux responsables gouvernementaux qui doivent s’acquitter de leurs obligations en matière de protection. Ils doivent aussi défendre l’État de droit en mettant en œuvre des politiques bien conçues qui accordent la priorité à la sécurité des populations vulnérables. Ces initiatives politiques doivent aborder un large éventail de questions de bonne gouvernance et de responsabilité, notamment les inégalités socio-économiques, la pauvreté, le chômage, la discrimination systémique et la marginalisation.

Le deuxième niveau de responsabilité incombe aux chefs traditionnels et aux chefs religieux qui doivent modérer les opinions radicales et l’extrémisme religieux dans les sphères publiques et politiques. Ils sont les gardiens fidèles du patrimoine ancestral et des traditions sacrées des communautés. Il leur incombe de promouvoir l’éducation à la non-violence et une authentique culture de la paix.  

Les initiatives interconfessionnelles peuvent offrir des programmes de consolidation de la paix pour favoriser le dialogue, la tolérance et la coexistence pacifique entre les personnes de différents groupes ethniques et traditions religieuses. Dans les zones de conflit, il est essentiel d’investir dans des initiatives de justice réparatrice pour aider à réparer les liens communautaires brisés et favoriser la compréhension mutuelle afin de réintégrer avec succès les délinquants dans la société. 

La troisième étape consiste à s’engager et à s’impliquer personnellement. Le président américain John F. Kennedy a déclaré un jour avec éloquence : « Une personne peut faire la différence, et tout le monde devrait essayer ». Ceci est particulièrement important pour les messagers de l’Évangile dans un monde qui a besoin de paix et de réconciliation. L’appel à être des artisans de paix n’est pas facultatif ; au contraire, il s’agit d’une partie essentielle du message de l’Évangile pour notre temps. Heureux sommes-nous si nous répondons à cet appel pour les enfants de Dieu qui ont besoin de paix et de sécurité aujourd’hui. 

LIEN vers le même auteur : 

Et si l’on disait : halte aux armes à feu, ça suffit ! 

Et si l’on disait : halte aux armes à feu, ça suffit !

Il est indéniable que la prolifération et le commerce illicite des armes à feu sont à l’origine d’une violence toujours plus croissante à l’échelle mondiale. Selon Amnesty International, une ONG spécialisée dans la protection des droits humains, plus de 600 personnes meurent chaque jour par une arme à feu. Cela est en grande partie lié à la facilité avec laquelle ces armes sont accessibles, que ce soit de manière légale ou illégale. Ce fléau touche de nombreuses régions incluant les États-Unis et même le Canada. Aucune nation ne peut échapper à ses effets dévastateurs.

Cette calamité atteint plus dramatiquement l’Afrique. Ces dernières années, la Libye, le Sahel, la Somalie, la République Démocratique du Congo, le Soudan et plus particulièrement le Soudan du Sud font face à des tragédies causées par l’utilisation abusive des armes légères et de petit calibre. La guerre y a fait des centaines de milliers de morts. Un nombre considérable de personnes doivent fuir les zones de guerre et elles deviennent des déplacés ou des réfugiés à l’intérieur même de leur propre pays. Ce désastre entrave le progrès social et économique. La protection des biens et des personnes ne sont plus assurés lors des conflits armés. 

Ce numéro de La lettre aux Amis fait écho à cette triste réalité des violences destructrices et disproportionnées qui sévissent au Soudan du Sud. Trois des nôtres y sont en mission dans le diocèse de Malakal où ils endurent chaque jour, avec leurs chrétiens, les angoisses de la guerre. Nous leur témoignons notre soutien fraternel et invitons tous nos lecteurs à un élan de solidarité à leur endroit.

LIEN

Pédagogie Politique 

Freddy Kyombo Senga

Par Freddy Kyombo Senga , M.Afr, missionnaire, formateur en leadership communautaire et journaliste. Il est aussi le directeur du Centre Afrika à Montréal depuis juillet 2023. 

À la fin de mes études de théologie au Missionary Institute of London1, mon travail de fin d’études portait sur les écrits de l’éducateur brésilien Paolo Freire qui a travaillé sur l’importance de la conscientisation des masses. Entre autres, il est auteur de « La pédagogie des opprimés » et « L’éducation pour une conscience critique ». 

Durant mes quinze années de mission et mon séjour au Congo, je n’ai jamais pu esquiver les conséquences positives et négatives des faits politiques. J’ai donc été observateur aux premières loges de tout ce qui advenait à mes paroissiens, aux jeunes que j’encadrais et aux populations au milieu desquelles je vivais.  

Quelle « Bonne Nouvelle du Salut » puis-je annoncer à un père et une mère de famille avec huit enfants qui doivent vivre avec un salaire aléatoire et incertain de moins de 50 dollars à la fin du mois ? Dans de telles situations, les populations sciemment paupérisées adoptent souvent une attitude spirituelle fataliste qui est contraire avec l’esprit d’un Dieu libérateur.  

D’ailleurs, qui donc est ce Dieu qui imposerait autant de souffrance aux habitants de certains pays et qui permettrait un gaspillage scandaleux aux habitants d’autres pays ? Est-ce faire de la politique que de conscientiser les gens pour qu’ils puissent se prendre en charge et gérer leur cité de façon responsable ?  

Tant pis si l’on me traite de politicien. Pour moi, la pastorale ne consiste pas à confiner les gens dans les églises et les faire ployer sous un Dieu impitoyable et insensible. À une certaine époque en Amérique latine, les églises ont été utilisées pour tromper les populations qui ne devaient pas s’intéresser aux affaires du monde. Ils devaient seulement se concentrer sur les réalités spirituelles, les choses d’en haut.    

En cohérence avec ma formation et mon travail personnel, à la suite de Paolo Freire, j’ai donc opté pour l’éducation populaire et la conscientisation des peuples. Au Mali et au Congo, j’ai utilisé les techniques éducatives du « training for transformation » que je peux traduire par « une formation pour la transformation ». Il s’agit d’une pédagogie dialogique dans laquelle l’apprenant est acteur dans son propre apprentissage. Il ne fait pas que gober des théories qui viennent d’ailleurs, mais il est outillé (empowerd) pour jeter un regard critique sur sa propre situation et sur son environnement. Il peut faire ses propres choix et agir de façon adéquate. Par son savoir-faire, le rôle du facilitateur est d’encourager et de soutenir la démarche des gens. C’est dans ce cadre que nous pouvons parler de la « Pédagogie Politique » qui va concerner non seulement les populations ordinaires, mais aussi tous ceux qui aspirent à gérer la cité.   

L’éducation politique à la démocratie 

Selon Paolo Freire, les opprimés ne devraient pas être exclus du processus de leur propre libération. Dans son livre « The Politics of Education« , il plaide en faveur d’un processus d’alphabétisation politique qui parle du besoin d’impliquer les gens dans la gestion de leur vie. 

Pour Ira Shor : « C’est une grande découverte, l’éducation est politique ! Lorsqu’un enseignant découvre qu’il est aussi un politicien, il doit se demander quel genre de politique je fais dans cette classe. C’est-à-dire, en faveur de qui suis-je professeur ? Le professeur travaille en faveur de quelque chose et contre quelque chose. À cause de cela, il ou elle aura une autre grande question. Comment être cohérent dans ma pratique de l’enseignement avec mon choix politique ? Je ne peux pas proclamer mon rêve libérateur et, le lendemain, être autoritaire dans ma relation avec les étudiants ». (Shor et Freire 1987 :46)  

Ira Shor – On Paulo Freire

Le rêve libérateur de Paolo Freire est d’atteindre une éducation démocratique qui permettrait aux gens de dialoguer et d’exprimer leur opinion. Ce n’est pas la même chose que le type de démocratie qu’il appelle une « démocratie sui generis » dans laquelle l’élite, sous prétexte de défendre le peuple contre l’influence étrangère, fait taire son propre peuple.  

Selon cette élite, ceux qui insistent pour donner leur point de vue sur les enjeux de société sont traités comme étant des malades et des déviants ayant besoin de « médicaments ». Cette médication a souvent consisté en un traitement de choc répressif allant jusqu’à l’assistanat, limitant et même abolissant les règles démocratiques.  

La massification opposée à la conscientisation 

En plus d’être à la fois la cause et l’effet de la massification, la répression maintient les gens dans une certaine passivité, nie leur responsabilité et ne les aide pas à participer à leur propre destin. La massification est le fait de traiter les populations comme une masse sans âme qui se nourrit d’émotions et de promesses. Elle attend tout de l’élite qui a le monopole de l’intelligence, de la réflexion et des bonnes décisions.  

La conscientisation est alors considérée comme étant dangereuse puisqu’il s’agit d’un « programme éducatif actif et dialogique, soucieux de responsabilité sociale et politique, et (les gens qui en bénéficie sont) déterminées à s’opposer à la massification ».   

La méthodologie de Paolo Freire 

En dialogue avec le facilitateur, la méthodologie proposée par Paolo Freire favorise l’analyse et le débat des problèmes par les apprenants. Celui-ci pense que l’on peut « apprendre la démocratie par l’exercice de la démocratie ». Il nous invite à voir que la démocratie et l’éducation démocratique sont fondées sur la foi en l’homme, sur la conviction qu’il peut et doit non seulement discuter des problèmes de son pays, de son continent, de son monde, de son travail, mais aussi des problèmes de la démocratie elle-même.    

Commentant cette méthodologie, Ira Shor dit que Freire insiste sur une certaine cohérence entre les théories démocratiques de l’enseignant et sa méthodologie en classe. Toute divergence entre les deux compromettrait la crédibilité de ses théories.    

Démocratie et éducation en classe 

Paolo Freire pense qu’il y a un lien très étroit entre les principes démocratiques et l’éducation. Il affirme que « toute activité éducative est de nature politique » incluant l’éducation en classe.  

Selon Ira Shor : « La politique est dans la relation enseignant-élève, qu’elle soit autoritaire ou démocratique. La politique est dans les matières choisies pour le programme d’études et dans celles qui sont laissées de côté. C’est aussi dans la méthode de choix du contenu des cours, qu’il y ait une décision partagée ou seulement la prérogative de l’enseignant, qu’il y ait un programme négocié dans la classe ou imposé unilatéralement ».   

Paolo Freire croit que le programme d’études pourrait être utilisé pour imposer une culture dominante à un élève. Cela entrave alors sérieusement la capacité des élèves à penser de façon démocratique et critique. Plus l’élève est exposé à un programme manipulateur et non démocratique, moins celui-ci est susceptible de pouvoir agir et de se considérer comme un sujet de transformation du savoir et de la société.  

Les discoureurs incompétents 

Observez les discours des cadres et fonctionnaires qui semblent dénués de tout esprit d’initiative. Ils n’agissent que sous l’impulsion de quelqu’un qui possède une autorité politique, elle-même incompétente. Observez aussi comment ces pauvres fonctionnaires sont mal lotis. Pourtant, ils défendent bec et ongles l’action salutaire de leur propre bourreau. Ne s’agit-il pas du syndrome de Stockholm2 où la victime s’attache affectueusement à son bourreau ?    

De bons outils pour une réflexion-actions 

Il nous faut une pédagogie ou une andragogie3 qui donne à nos compatriotes les bons outils pour une réflexion-actions adéquate à leur situation réelle, pour un changement en profondeur de leur société.  

L’Éducation de nos concitoyens à leur participation effective dans la gestion de la cité est un premier pas vers une véritable transformation sociale.   

Ainsi outillés, les gens feront eux-mêmes le choix du genre de vie qu’ils souhaitent pour leur pays et pour leurs progénitures. Ils se donneront eux-mêmes le profil de ceux qui peuvent aspirer à les servir comme gestionnaires de la chose publique.  

Ainsi éduqués et informés, ils ne seront pas ballotés par des sentiments tribaux ou par le déterminisme des classes sociales. Ils seront plus conscients qu’ils ne sont pas venus accompagner les autres sur cette terre ou tenir la chandelle à ceux qui s’empiffrent des bonnes choses ou qui remplissent leurs sacs des pépites d’or. Ils ne laisseront plus manipuler par des politiciens délinquants et veilleront plus étroitement la gestion du patrimoine national commun et de la chose publique.  

  1. Ouvert en 1967, Missionary Institute of London a fermé ses portes en 2007. ↩︎
  2. Le syndrome de Stockholm est un concept proposé pour expliquer l’attachement psychologique de victimes ou d’otages envers leurs bourreaux.  ↩︎
  3. L’andragogie est la science de l’éducation et de la formation des adultes. Elle se caractérise par un apprenant adulte et un formateur. Il n’est pas question d’enseigner, mais de former. ↩︎

La scandaleuse qui n’est pas scandaleuse

Contexte culturel et social contemporain

L’enjeu de la diversité religieuse et spirituelle dans un contexte culturel où la neutralité et la laïcité sont mises de l’avant, comme c’est le cas en France et maintenant au Québec, remet en question le rôle de la religion qui a façonné ces sociétés pendant des siècles.

Tout particulièrement, le catholicisme a cimenté l’unité grâce à un système de croyance ‘reliant’ les gens les uns les autres. En effet, la religion se définit par sa capacité à relier les gens entre eux. Or, un catholicisme ritualiste cède de plus en plus sa place à un catholicisme plus spirituel. Ce processus est douloureux. En effet, la critique du passé est sévère. Plus de trente ans après la Révolution tranquille, le Québec souffre encore de son passé religieux et une peur du religieux s’est incrustée dans la psyché collective.

Pour séduire à nouveau, l’Église d’ici a pour mission d’évacuer cette peur viscérale en vivant de son mieux le message évangélique qu’elle annonce. Le but n’est pas de réinstitutionaliser la religion catholique comme elle était autrefois. De fait, de nouvelles formes d’expression d’une foi vive et porteuse de sens surgissent ici et là grâce à la présence bénéfique de croyantes et croyants issus de l’immigration, voire de la diversité. De fait, une nébuleuse de croyances émerge selon des sensibilités liées à de nouvelles pratiques éthiques, écologiques et même politiques. À l’égard des questions existentielles, face à la finitude, la construction du sens se démocratise.

Quel regard portons-nous ?

En termes anthropologiques, chaque civilisation, chaque culture et même chaque individu portent un regard selon leur perspective. Tous, nous jugeons selon notre point de vue. Plus la certitude de l’exactitude de nos croyances ou de nos idéologies domine ou définit notre identité, plus le jugement sur une différente façon de faire ou de croire risque d’être grand. Là réside un danger d’aliénation. Cela est vrai aussi bien dans les cas d’idéologies politiques que pour le fanatisme religieux.

La scène de la Cène avec les Drag-Queens

Que s’est-il passé lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris 2024 ? Cela dépend du regard. Certains y ont vu une image qui rappelle la célèbre peinture de Léonard de Vinci, « La Cène », représentant le dernier repas de Jésus-Christ avec ses apôtres.

Mettant en avant des artistes drags, des personnalités de la mode et de la danse, d’autres ont vu dans le tableau « Festivité », des messages forts tels que le féminisme et l’inclusion mêlant art et culture. 

De leur part, de l’autre côté de la planète, les internautes chinois, après avoir vu Philippe Katerine presque nu, peint en bleu, et allongé sur un plateau au milieu d’un buffet, ont été conquis. Ils l’ont rapidement rebaptisé « l’artiste Schtroumpf » ou « Schtroumpf parisien ».

Moquerie ou non de la Cène chrétienne

Aux dires de Thomas Jolly, le metteur en scène de la cérémonie d’ouverture, celui-ci n’avait aucunement l’intention de se moquer de la Cène chrétienne. Au lieu de cela, il a puisé son inspiration dans la Grèce antique.  Son idée était de créer une grande fête païenne en lien avec les dieux de l’Olympe et l’olympisme.

Pour mieux comprendre la référence au tableau du « Festin des Dieux », il faut se tourner vers une œuvre de la Renaissance italienne. Le « Festin des Dieux » a été commencé par le peintre italien Giovanni Bellini en 1514, puis retravaillé par un autre grand artiste italien, Titien, en 1529. Ce tableau représente plusieurs divinités de la mythologie gréco-romaine en train de festoyer. Commandé à l’époque par un noble italien, il est aujourd’hui conservé à la National Gallery of Art de Washington.

Cependant, le tableau « Le Festin des Dieux », peint par le peintre néerlandais Jan van Bijlert et réalisé vers 1635-1640, est une meilleure référence pour expliquer cette controverse. Il se trouve au musée Magnin à Dijon.

À gauche : « Le Festin des Dieux » par Jan van Bijlert. À droite : tableau « Festivité » présenté lors de la cérémonie d’ouverture de Jeux olympique de Paris.

Question d’interprétation

Tout est question d’interprétation ! La capacité de se scandaliser est un choix personnel. En fait, c’est une DÉCISION. La réalité est ce qu’elle est. Elle peut nous scandaliser ou non selon nos valeurs, nos choix, notre passé douloureux ou heureux, selon les influences, les reportages ou les récits que nous écoutons ou rejetons. Beaucoup de chrétiens et de catholiques ont fait leur choix en ce qui concerne le tableau « Festivité » présenté lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris. Y avait-il vraiment lieu de se scandaliser ?

Prenons l’exemple de la chanteuse Madonna qui s’est souvent attaquée aux thématiques religieuses dans ses chansons et vidéos. Lors de sa tournée Sticky & Sweet Tour en 2008, elle chante Live to Tell perchée sur une croix avec une couronne d’épines sur la tête. Si certains catholiques protestent face à ce qu’ils considèrent être un affront, l’indifférence générale domine.

Quelle est l’interprétation de l’artiste de cette chanson ?

Mon spectacle n’est ni anti-chrétien, ni sacrilège, ni blasphématoire. Il s’agit plutôt d’un appel au public pour encourager l’humanité à s’entraider et à voir le monde comme un tout unifié. Je crois sincèrement que si Jésus était vivant aujourd’hui, il ferait la même chose.

Mon intention spécifique est d’attirer l’attention sur les millions d’enfants d’Afrique qui meurent chaque jour et qui vivent sans soins, sans médicaments et sans espoir. Je demande aux gens d’ouvrir leur cœur et leur esprit et de s’impliquer de quelque manière que ce soit. La chanson se termine par une citation du livre biblique de Matthieu : « Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger. J’étais nu et vous m’avez donné des vêtements. J’étais malade et vous m’avez soigné et Dieu m’a répondu : « Tout ce que vous avez fait au plus petit de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Matthieu, 25, 35).

Ne portez pas de jugement sans avoir vu mon spectacle1.

La parabole du grand repas moqué

Pour la suite de notre réflexion, je recommande l’article signé par Jocelyn Girard le 31 juillet 2024 dans Culture.

Participant à un banquet donné par un personnage religieux important, Jésus est mis à l’épreuve sur ses convictions. Il choisit alors de provoquer son hôte ainsi que ses convives qui sont aussi de très bons religieux.

Jésus leur adresse une critique parce qu’ils se sont évalués les uns les autres à partir de leurs positions autour de la table, jugeant qui avait les meilleures places et qui était mis à l’écart. Et il se met à donner des indications claires sur le type de personnes qui auraient dû recevoir une invitation à un tel repas. Il commande alors d’inviter les pauvres, les infirmes, les boiteux et les aveugles… car ils ne peuvent rendre une telle invitation en retour.

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Le danger du complotisme

Prenons gare au courant réactionnaire qui crie à qui veut l’entendre que Philippe Katerine avait un agenda caché qui visait à se moquer des symboles chrétiens par-delà le banquet des dieux grecs. À juste titre, comme le souligne Jocelyn Girard : « un tel banquet, il est probable qu’aux pauvres, aux boiteux et aux infirmes de sa parabole, Jésus se serait permis d’ajouter les trans, les drags, les gens des minorités souvent prises violemment à partie par les majorités qui se croient si intègres et sans péchés. »

En choisissant de se scandaliser, il y a donc un réel danger chez les chrétiens et catholiques qui se sentent attaqués dans leurs croyances ou leur identité, d’ériger des murs avec des artistes qui ont une autre manière de construire du sens. Or, ériger des murs est contraire à la religion qui se définit par sa capacité de relier les gens entre eux.

Que dire aussi de ceux qui cyberharcèlent Thomas Jolly en lui faisant des menaces de mort liées à son origine et à son orientation sexuelle. Il est totalement injuste de s’en prendre ainsi à un artiste. C’est même contre l’esprit évangélique.

Conclusion

Une confusion s’est largement diffusée dans cet affrontement avant tout émotionnel. L’offense ressentie par de nombreux chrétiens et catholiques est sérieuse. Elle est indicative de quelque chose de plus profond. Depuis des décennies, les croyants se sentent mis de côté de la sphère publique et la visibilité des institutions de l’Église diminue comme une peau de chagrin. Voilà que le message évangélique est diffusé par une artiste comme Madonna qui chante sur une croix. Combien de jeunes ont vu une autre croix que celle-là ?

Or, un signe ostentatoire du christianisme comme celui de la croix n’apparaît pas dans le tableau « Festivité » lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris. Il y a des gens autour d’une table, sans plus. Mais, certains y ont reconnu une allusion à la dernière Cène de Jésus. C’est ce qu’ils ont choisi de voir.

Peut-être que ce ras le bol est la goutte qui a fait déborder un vase, celui d’être constamment humilié par les accusations d’abus d’autorité ou de pouvoir. Ce terrible malentendu a pourtant le potentiel d’y trouver une nouvelle opportunité pour devenir une « Église moins institutionnelle, et plus relationnelle, capable d’accueillir sans juger préalablement, amie et proche, accueillante et miséricordieuse », comme le souligne le document de travail de la XVe Assemblée générale ordinaire du Synode des évêques qui s’est tenu à Rome en 2018.

AUTRES LIENS

Au sujet du sens de la croix : La singularité de Jésus

(…) nos ancêtres ont accordé beaucoup d’importance aux crucifix. Il y en avait partout; dans les maisons, les salles de classe, les carrefours, les façades des bâtiments et même dans le Salon Bleu de l’Assemblée nationale. Depuis les débuts du christianisme, la contemplation du crucifié est une démarche spirituelle ayant une grande signification.

Au sujet de la construction de murs : Un colloque sur les migrants et les réfugiés

(…) le Pape François milite pour la « globalisation des solidarités » en prenant comme principe qu’il n’y a pas d’amour sincère sans une part de sacrifice. L’esprit chrétien incite à offrir un espace d’accueil aux peuples étrangers et à leurs expressions culturelles. C’est cette attitude qui permet une croissance bénéfique de sa propre identité appelée à se transformer, à mûrir, à s’épanouir.

Au sujet de l’interculturalité : Vers une spiritualité interculturelle

Comment pouvons-nous intégrer la spiritualité de l’interculturalité dans notre quotidien ?

  1. Nous devons être prêts à changer notre regard et nos modes de perception.
    a) En développement une démarche constructive.
    b) En considérant l’autre personne ou l’autre groupe comme une source de complémentarité.
    c) En appréciant l’autre comme un don pour moi, non pas une menace.
    d) Ainsi, une communauté interculturelle devient un don pour tous.

2. Nous devons valoriser la diversité qui est voulue par Dieu.
a) À l’exemple de Moïse qui doit se déchausser pour pénétrer dans le lieu sacré de la rencontre, nous aussi, nous nous déchaussons de nos préjugés pour prioriser la spiritualité de l’interculturalité.
b) Nous sommes tous les enfants d’un même créateur.
c) La diversité est un don de Dieu.
d) La diversité est suscitée par l’Esprit de Dieu.

3. Nous devons chercher à atteindre ou tendre vers la spiritualité de communion.
a) Pour bien jouer son rôle, l’Église devrait avant tout être la maison ou l’école de la communion.
b) À privilégier : le regard du cœur, l’attention à l’autre, la capacité de voir le positif chez l’autre (personne ou groupe) et partager les fardeaux.

4. Nous devons construire la fraternité (référence : 1 Jean, 4,20).
a) En élargissant notre « cercle de fraternité »
b) En devenant des LIEUX D’HOSPITALITÉ SOLIDAIRES en privilégiant le vrai dialogue et la construction progressive d’une spiritualité interculturelle dans l’accueil de l’autre.

Au sujet des complotistes : Pandémie et complotisme

Il est important de faire la distinction entre les complots et les complotistes. Les complots, les machinations et les manipulations existent et ont toujours existé. En revanche, le complotisme relève de la croyance en des conspirations imaginaires. Il désigne l’attitude consistant à substituer abusivement à l’explication communément admise de certains phénomènes sociaux ou événements historiques, un récit alternatif qui postule l’existence d’une conspiration qui n’est évidemment jamais démontrée clairement. (Gilles Petel)

  1. My performance is neither anti-Christian, sacrilegious or blasphemous. Rather, it is my plea to the audience to encourage mankind to help one another and to see the world as a unified whole. I believe in my heart that if Jesus were alive today he would be doing the same thing.
    My specific intent is to bring attention to the millions of children in Africa who are dying every day, and are living without care, without medicine and without hope. I am asking people to open their hearts and minds to get involved in whatever way they can. The song ends with a quote from the Bible’s Book of Matthew: ‘For I was hungry and you gave me food. I was naked and you gave me clothing. I was sick and you took care of me and God replied, ‘Whatever you did for the least of my brothers… you did it to me.’ (Mathieu, 25, 35)
    Please do not pass judgment without seeing my show.
    Madonna: ‘I’m Not Mocking Church’ ↩︎

LIEN

Paul-André Giguère, Présence, Information religieuse, 22 août 2024

Merci à Jocelyn Girard pour sa réflexion sur la tempête dans un verre d’eau qui a suivi la présentation du tableau sur le banquet des dieux lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris. Il m’a ôté les mots du clavier alors que je m’apprêtais à les écrire pour Présence. J’aimerais seulement ajouter deux codicilles pour pousser l’interpellation un peu plus loin.

→ Relire le texte de Jocelyn Girard, La parabole du grand repas moqué, 31 juillet 2024.