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Du phénomène philosophique de l’angoisse chez Kierkegaard à une critique du bonheur à notre époque

Auteur : Rizinde, Mahirwe Dieudonné

Description

Cette thèse révèle la pertinence du concept d’angoisse, en ce qu’il nous permet d’aborder des questions fondamentales pour comprendre qui nous sommes en tant qu’êtres humains, en relation à nous-mêmes dans le monde et à l’Être absolu. Autrement dit, notre analyse du phénomène philosophique de l’angoisse chez Kierkegaard suggère que la philosophie ne se limite pas au seul domaine cognitif de la recherche de la vérité, mais concerne avant tout l’être humain confronté à une situation existentielle.

Thèse en espagnol

Dans la perspective que nous avons adoptée, nous comprenons que le sens de l’existence humaine favorise une réflexion rigoureusement philosophique, selon laquelle on peut affirmer qu’une personne existe véritablement lorsqu’elle est confrontée à l’engagement conscient de sa volonté à choisir ce qu’elle devrait être. Dès lors, en nous appuyant sur les auteurs étudiés dans ce travail, nous avons cherché à déterminer si l’angoisse est une catégorie constitutive de l’être humain, permettant la liberté et la conscience de soi, et pouvant même conduire à une relation avec l’Être absolu.

Cette orientation nous a conduits à considérer que l’angoisse possède un caractère ontologique chez l’être humain, car elle est liée à la vie elle-même, composée de paires existentielles toujours opposées ou irréconciliables. Le résultat le plus marquant de cette recherche a été la confrontation avec la pensée du philosophe danois, qui souligne la conception de l’être humain comme un vide de soi, tout en révélant paradoxalement notre véritable nature.

Ceci nous permet de considérer que, sans oublier l’aspect que beaucoup perçoivent comme terrifiant, nous avons découvert que l’angoisse, en tant que catégorie essentielle de la vie, fonde et rend possible le bonheur. Par conséquent, nous avons conclu que l’angoisse n’est ni pathologique ni pathogène et que s’en débarrasser pourrait même être catastrophique, car cela compromettrait le cours du projet de vie.

C’est pourquoi cette réflexion nous a finalement conduits à découvrir l’absurdité du bonheur. L’angoisse n’a pas été un sujet facile à aborder, et elle soulève de ce fait des questions et des soupçons, jusqu’à ce que nous constations que le « vrai bonheur » du croyant recèle un caractère absurde.

Citation

Rizinde, Mahirwe Dieudonné (2020). Du phénomène philosophique de l’angoisse chez Kierkegaard à une critique du bonheur à notre époque. Mémoire de maîtrise, Master en philosophie et sciences sociales. Tlaquepaque, Jalisco : ITESO.

RÉSUMÉ GÉNÉRATIF

Ce document est une thèse sur la conception de l’angoisse selon Kierkegaard et sa critique de la notion de bonheur dans notre temps.

Conception de l’angoisse selon Kierkegaard

  • L’angoisse est un phénomène humain fondamental, révélant notre condition existentielle.
  • Kierkegaard la considère comme une qualité humaine, distincte des animaux, liée à notre esprit et à notre intellect.
  • L’angoisse provient de la nature contradictoire de l’homme, qui oscille entre le temporel et l’éternel.

Origine et Nature de l’angoisse

  • L’angoisse est liée à la conscience de soi et à la capacité de faire des choix.
  • Elle est perçue comme une condition inhérente à l’existence humaine, non simplement un sentiment ou un état d’âme.
  • La compréhension de l’angoisse nécessite d’explorer son origine spirituelle et intellectuelle.

Angoisse et Liberté

  • Kierkegaard et Sartre voient l’angoisse comme une condition de possibilité de la liberté.
  • L’angoisse est essentielle pour la prise de décision, engendrant une liberté authentique.
  • La lutte contre l’angoisse peut mener à une existence authentique, intégrant la liberté et la responsabilité.

La nature de l’angoisse selon Kierkegaard

  • L’angoisse est perçue comme un phénomène indésirable, souvent associée à une anxiété métaphysique liée à l’existence.
  • Kierkegaard la décrit comme une « maladie mortelle », une condition de vie douloureuse qui révèle la vérité existentielle de l’homme.
  • L’angoisse est essentielle pour la prise de conscience de soi et la réalisation de l’individualité, car elle pousse l’homme à se questionner sur son existence.

Les étapes de l’angoisse humaine

  • L’angoisse évolue à travers trois étapes : l’innocence, l’alternative éthique et la relation religieuse avec Dieu.
  • Dans l’innocence, l’angoisse est liée à la curiosité et à la recherche d’aventures, sans culpabilité.
  • L’étape éthique implique des choix entre valeurs, où l’angoisse est liée à la responsabilité morale.
  • La dernière étape, religieuse, confronte l’individu à des choix transcendants, souvent en contradiction avec les normes éthiques.

La fécondité de l’angoisse

  • L’angoisse peut être productive, poussant l’individu à une existence authentique et à une prise de conscience de sa condition finie.
  • Elle est nécessaire pour éviter une vie superficielle, car elle incite à la réflexion et à la recherche de sens.
  • Kierkegaard affirme que l’absence d’angoisse équivaut à une existence sans sentiments, sans esprit, et donc absurde.

Autotranscendance et liberté

  • L’autotranscendance est la capacité de l’homme à dépasser ses limites et à se réaliser pleinement.
  • La conscience de soi est cruciale pour cette autotranscendance, permettant à l’individu de se définir et de choisir son chemin.
  • Kierkegaard souligne que la liberté véritable ne peut être atteinte sans une confrontation avec l’angoisse et une quête de l’éternel.

La liberté éthique et ses limites

  • La liberté de l’homme éthique est limitée et se manifeste dans un cadre social, respectant des règles déontologiques.
  • Kierkegaard considère cette liberté comme une étape vers une liberté plus complète, où la foi prend le pas sur la raison.
  • La liberté éthique est comparée à celle d’un enfant dépendant de ses parents, soulignant l’influence de la société sur l’individu.

La transition vers l’existence authentique

  • L’existence authentique est atteinte lorsque l’individu transcende les normes sociales et éthiques pour embrasser la foi.
  • Kierkegaard souligne que la foi permet à l’individu de se placer au-dessus des normes générales, atteignant ainsi une liberté supérieure.
  • La quête de l’authenticité implique un sacrifice et une séparation des attentes sociétales.

La perspective de Sartre sur la liberté

  • Sartre explore la liberté en tant que condition ontologique, insistant sur le fait que l’homme est « condamné à être libre ».
  • La liberté est intrinsèquement liée à l’angoisse, qui est une condition nécessaire pour l’auto-réalisation.
  • L’homme est défini par sa capacité à choisir et à se définir dans un monde qui lui impose des situations.

La nature paradoxale du bonheur

  • La recherche du bonheur est souvent paradoxale, car elle est liée à des conditions de vie marquées par l’imperfection.
  • Les Grecs anciens voyaient le bonheur comme un don divin, soulignant l’arbitraire de la fortune dans la distribution du bonheur.
  • La réflexion sur le bonheur moderne doit prendre en compte l’angoisse et la liberté, éléments essentiels à l’existence humaine.

La quête du bonheur dans la pensée grecque

  • Les Grecs ont transformé les notions de justice, économie et politique en axes centraux de leur pensée.
  • L’homme grec a commencé à explorer les caractéristiques de la vie humaine, tant corporelles que spirituelles.

La condition humaine et l’angoisse

  • La littérature, comme l’« Iliade » d’Homère et « Le mythe de Sisyphe » de Camus, souligne les limitations et l’angoisse inhérentes à l’existence humaine.
  • La perspective d’Aristote sur le bonheur se concentre sur la vertu, opposant l’angoisse à la quête de la eudaimonia.

La modernité et l’illusion du bonheur

  • La modernité a engendré une illusion de bonheur, souvent perçue comme un droit, mais qui reste insaisissable.
  • Les idéologies modernes tentent de remplacer la religion comme source de bonheur, mais échouent à fournir une satisfaction durable.

La crise de la condition humaine

  • La crise moderne découle d’une quête d’indépendance excessive, entraînant un désenchantement généralisé.
  • Les promesses de la modernité n’ont pas abouti, laissant l’homme face à une mégacrise existentielle.

Les stades de l’existence et le bonheur

  • Kierkegaard distingue trois stades : esthétique, éthique et religieux, chacun ayant sa propre approche du bonheur.
  • Le stade éthique, par exemple, valorise la responsabilité et l’engagement, mais ne garantit pas une satisfaction complète.

La recherche de la véritable félicité

  • La félicité authentique est liée à une relation avec le divin, nécessitant un saut de foi et l’acceptation de l’angoisse.
  • La véritable félicité transcende les plaisirs éphémères et repose sur une connexion spirituelle profonde.

La Force et la Plénitude Divine

  • Mbiti positionne Dieu au sommet de la hiérarchie de la force, soulignant que seule la force divine peut apporter le bonheur absolu.
  • Chaque être possède une force, mais la force ultime et le bonheur ne peuvent provenir que de Dieu.

Angoisse et Liberté dans l’Existence

  • L’angoisse est essentielle à l’existence humaine, servant de moteur à l’auto-réalisation.
  • La liberté authentique découle de l’acceptation de l’angoisse, permettant à l’individu de choisir son destin.

La Quête de la Véritable Heure

  • Le véritable bonheur ne réside pas dans la satisfaction des désirs, mais dans la relation avec l’absolu.
  • La recherche de la félicité authentique implique d’accepter la douleur et l’angoisse comme parties intégrantes de l’existence.

URI : https://hdl.handle.net/11117/6531

Collections : DFyH – Mémoire de maîtrise en philosophie et sciences sociales

Date : octobre 2020

Auteur : Rizinde, Mahirwe Dieudonné

Éditeur : ITESO

Archives : Dieudonné Rizinde Mahirwe.pdf (884,68 Ko)

Critique sur la migration contemporaine : élaboration de nouveaux récits   

Dans cet article, Dieudonné Rizinde Mahirwe, M.Afr, mène une réflexion critique sur les droits de l’homme. Ceux-ci sont-ils véritablement universels ? Est-ce que tous les humains en bénéficient de manière égale ? Aborder ces questions permet de créer des conditions propices à l’élaboration de nouveaux récits.   
(Texte original en espagnol, édition française par Serge St-Arneault, M.Afr) 

Dieudonné Rizinde Mahirwe, à gauche, en compagnie de son confrère d’Emmanuel Barongo à Guadalajara.

Par Dieudonné Rizinde Mahirwe, M.Afr   
Prêtre missionnaire au sein de la Société des Missionnaires d’Afrique, le père Rizinde est originaire de la République Démocratique du Congo. Après quelques années de ministère en Zambie, il a poursuivi ses études en philosophie au Mexique. Il est actuellement recteur du centre de formation des Missionnaires d’Afrique à Guadalajara pour les jeunes mexicains qui se préparent eux aussi à devenir missionnaires.  

Introduction   

La Déclaration des droits de l’homme, proclamée et adoptée par l’Assemblée générale des Nations-Unis en 1948, semble contenir les conditions idéales pour créer un monde épris de liberté, de justice, de paix et de dignité. Le premier article de ladite déclaration illustre la nécessité de ne plus répéter les erreurs qui ont provoqué le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale en Europe.   

 « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité
et en droits et, doués de raison et de conscience,
ils doivent se comporter fraternellement entre eux. »   

Désormais, les peuples créeraient un monde gouverné par l’esprit, comme celui du sensus comunis1. Les droits universels sont d’ailleurs inscrits dans de nombreuses constitutions et les normes sont appliquées dans beaucoup de pays. Cependant, un soupçon persiste selon lequel les droits de l’homme sont « une sorte de chimère » pour de nombreux Noirs en Afrique et ailleurs, c’est-à-dire les afrodescendants, qui ne bénéficient pas de ces droits à part entière. Tel qu’ils ont été conçus, tout indique que les droits détiennent une clé ou une conceptualisation (une intentionnalité) du colonialisme et de l’inégalité intrinsèque. 

La problématique de la migration et le défi de générer de nouveaux récits sont étroitement liés à la conception et aux applications des droits tels que définis par la charte des Nations unies. Quoi qu’il en soit, les défis migratoires auxquels sont confrontés les pays du Nord et du Sud à l’égard des migrants doivent être analysés selon une vision systémique du racisme qui prévaut dans les instances institutionnelles mondiales.  

Des questions surgissent :    
– Pour qui les législateurs formulent-ils une loi et contre qui ?   
– Les droits sont-ils écrits pour bénéficier de manière égale à tous ou sont-ils accordés uniquement aux privilégiés ? Qu’en est-il tout particulièrement des droits des migrants ?   
– Les droits ont-ils été mystifiés par les experts afin de restreindre leurs applications grâce à des concepts idéologiques ?   
– Quel est le récit de ces milliers d’oubliés, hommes, femmes et enfants, qui peuplent les camps de réfugiés ou qui risquent leur vie sur de frêles bateaux sur la mer Méditerranée ou dans le Rio Grande ?  

Il est nécessaire d’admettre que l’origine du problème migratoire mondial réside dans le racisme, la corruption et le monopole des privilèges juridiques. Un nouveau récit2 doit émerger avec une prise de conscience de la racine de ce phénomène.  

Conditions pour l’émergence de nouveaux récits  

L’émergence de nouveaux récits s’impose dans le contexte de vastes crises migratoires où la tromperie omniprésente se confirme au niveau des vicissitudes politiques, sociales, psychologiques et économiques. Ignorer l’implication profonde du problème de l’immigration et son impact sur le champ juridico-politique montre la persistance de la « mauvaise foi3 ». 

L’émergence de nouveaux récits devient alors impossible. En effet, le problème migratoire est délibérément traité sans sérieux par les décideurs en manque de volonté politique. Cet échec remet sévèrement en question la pertinence des relations internationales, les avancées significatives en matière de droits, de liberté et de dignité humaine décrétées dans les accords interétatiques et les chartes fondatrices des Nations unies sur la migration et la protection des personnes et de leurs droits.   

Les nouveaux récits sur la migration ne peuvent donc pas se contenter de rester en périphérie sans mettre en lumière l’imbrication entre les échecs juridico-politiques et la précarité existentielle. La thèse implicite ou explicitée de cette analyse critique révèle l’existence dramatique d’un cercle vicieux.   

Il ne fait aucun doute qu’une impasse existe lorsque la législation elle-même devient un problème ontologique qui confirme le racisme systémique, la xénophobie et la discrimination régionale. Un cercle vicieux se crée dans un environnement dominé par le capitalisme occidental où un droit instaure presque automatiquement de nouvelles formes de violence.   

Une redéfinition des droits de l’homme s’impose pour permettre l’émergence de nouveaux récits. L’exclusion des victimes permet aux décideurs d’imposer leur volonté en évitant d’aborder la légalité véritable des lois ou en utilisant la juridiction de manière arbitraire. N’étant pas égaux, les gens sont traités comme s’ils étaient des marchandises ou des proies faciles, cause de cas d’extermination, de viol, d’enlèvement et de meurtre. De fait, le problème réside dans l’acte du législateur. 

Expérience personnelle  

Lorsque je vivais à Rugari, mon village natal situé à l’est de la République démocratique du Congo, il était évident pour moi que les gens étaient égaux. Nos parents nous ont appris qu’il n’y avait aucune différence entre un Asiatique, un Européen, un Américain et un Africain. Nous sommes tous des êtres humains partageant la même essence constitutive.   

Nous avons eu la chance de côtoyer des missionnaires catholiques polonais même si leur connaissance de la langue française ou de notre langue locale, le kiswahili, était minimale. Au-delà de la couleur de leur peau, de leurs cheveux et de leur comportement, ils étaient semblables à nous.

Cette première notion d’anthropologie implicite s’est avérée être une bénédiction pour moi en tant que religieux missionnaire présentement au Mexique. Cette expérience me convainc que vivre dans un environnement multiethnique est un enrichissement surprenant. Pourtant, dans mon pays d’origine qui est composé de plus de 300 ethnies, la coexistence interethnique est encore loin d’être considérée comme une bénédiction.

Origine de la désintégration identitaire 

D’après mon expérience personnelle, le problème de la désintégration ethnique est indicateur d’une difficulté de générer son propre récit lorsque l’on se trouve dans une condition d’extrême vulnérabilité.

De fait, tous les immigrés ou réfugiés sont confrontés à une crise similaire d’identité raciale ou nationale. Le danger est qu’ils soient exclus ou sans défense dans un cadre juridico-politique non sécuritaire.  

Ce qui m’a été inculqué par mes parents dès mon plus jeune âge a eu un impact positif sur moi. Ainsi, lors de ma présentation à l’examen d’État qui marquait la fermeture de mes études secondaires en 1996, je n’ai souffert d’aucun complexe identitaire lorsque je vivais dans la famille d’une ethnie différente de la mienne même si les enfants de cette famille n’ont pas pris la peine de faciliter mon intégration dans leur foyer. Une intégration de cette nature est pourtant perçue et appréciée comme une bénédiction dans d’autres pays africains. Or, dans ma région, à l’est de mon pays, ce n’est pas le cas.  

Puis, une guerre civile a éclaté peu après en 1998 (la guerre perdure encore aujourd’hui, plus de trente ans après, faisant de nombreux morts). Nous avons dû fuir notre maison pour nous exiler dans le nord du Congo. Nous, qui avions accueilli des réfugiés du Rwanda en 1994, nous sommes devenus des « déplacés internes » à cause d’un conflit armé.  

Une nouvelle identité teintée de négativité se dessinait alors dans notre existence, au point d’oublier nos noms propres. Devenir un réfugié ou un déplacé interne dans son propre pays n’est pas un statut dont on peut être fier. Nous nous sommes retrouvés dans cette triste obligation de nous identifier comme des survivants précaires et totalement dépendants d’une aide humanitaire extérieure.  

La guerre supprime les droits de l’homme. En effet, dans ce rythme de vie subalterne, il est difficile de générer son propre récit. Nous étions une famille normale et subvenions à nos besoins. Soudainement, nous avons tout perdu ; notre maison, nos relations, nos repères jusqu’à notre identité. Nous avons expérimenté l’origine de l’injustice et des inégalités qui assaillent les pauvres et les moins privilégiés. 

Logique du capitalisme   

La crise que nous avons vécue est un échec résultant de la logique du capitalisme qui considère les personnes en termes de produits. La cause principale du problème qui affecte les migrants est cette condition de précarité où la vie d’une personne est reléguée de l’espace public.   

Les droits de l’homme sont nés dans le contexte de la pensée libérale moderne. Ce sont des droits conçus pour des individus, non pas pour des peuples, même si, dans leur conceptualisation, ces droits sont considérés comme des garanties que l’État doit respecter envers ses citoyens. En réalité, les immigrés, les réfugiés et les personnes déplacées ne sont pas traités comme de vrais citoyens. Conséquemment, l’État ne garantit pas leurs droits.  

Vulnérables et sans véritables droits, les réfugiés apparaissent comme des ustensiles d’usage vivant sans valeur d’échange où leur liberté et leur dignité sont annulées. Les discussions sur l’exploitation des migrants qui ignorent cette subordination inhumaine sont comme des bâtiments sans fenêtres. Cela ne correspond pas à l’acte d’habiter une maison commune ouverte à tous les êtres humains sans distinction.   

Camps de réfugiés  

Or, la maison commune des camps de réfugiés se transforme souvent en foyer permanent et devient un territoire d’esclavage. À cet effet, il sera important de lire le cas de John Locke pour comprendre ce problème4.

Ce sont des bâtiments où reposent des corps fatigués par l’irrégularité de la situation. Il s’agit d’espaces où se poursuit le processus d’avilissement des hommes et des femmes, sans aucune correspondance avec leur désir vital, leur dignité et leur liberté. C’est un territoire abandonné où chacun est laissé à son sort.   

C’est aussi une forme de précarité sans règles de vie autre que celle du royaume de la corruption, de la perversité, de la consommation de drogue et des abus sexuels. Ainsi, l’absence d’espace public (d’institutions publiques) et la non-existence d’un droit juste pour tous anéantissent le sens du bien commun. L’espace public comme condition de possibilité de liberté, c’est-à-dire de participation à une conscience politique (la polis), nous oblige à nous interroger sur le sens véritable de l’espace public.   

L’espace public 

Hannah Arendt note que « le terme public désigne le monde lui-même, dans la mesure où il est commun à nous tous et différencié de la place que nous y possédons de manière privée5 ». Dans cette perspective, Giorgio Agamben fait allusion à la vision classique pour expliquer son approche de ce qui ressemble à une crise biopolitique : « La célèbre définition de la polis comme « née en vue de vivre [tou zen], mais existant avec des vues de bien vivre [tou eu zen] ‘ (Pol., 1252b 28-30), a donné une forme canonique à cette intrigue entre vie et vie politiquement qualifiée, entre zoè et bios, qui s’avérera décisive dans l’histoire de la politique occidentale6 ».  

Droit au travail  

Le travail est un droit fondamental pour générer un sens à la vie, au monde et à l’agir humaine. Or, sans documents d’immigration appropriés, les réfugiés sont maintenus dans un état d’inaction qui devient une forme préméditée de déshumanisation.

Notre expérience familiale témoigne d’un contexte silencieux de néocolonialisme où des formes d’esclavagisme sont générées par des situations d’expropriation de la vie des gens victimes de situations conflictuelles armées. La modernité capitaliste établit ainsi une différence entre le « simple fait de vivre » et le sens d’une existence humaine significative. La notion du travail considéré comme production de culture est écartée. De plus, les œuvres considérées comme le produit de la créativité du Sud sont souvent considérées avec mépris en Occident.  

Il est brutal de penser que le monde occidental opère dans ces circonstances en s’appuyant ou tirant avantage de la précarité des pays du Sud en se nourrissant depuis longtemps de leur faiblesse au travers des intérêts capitalistes. Les diamants du sang au Libéria et dans l’est de la République démocratique du Congo indiquent que la situation d’inégalité produit toujours l’instrumentalisation des moins privilégiés parce que la politique milite en faveur du capital.  

Malheureusement, des gouvernements des pays sous-développés tombent dans le piège de la politique et des jugements de l’Occident. Le corps de l’esclave est celui qui n’est nulle part, n’a ni patrie, ni esprit, ni religion, ni culture, ni famille, ni activité. Celui-ci attend que son destin soit déterminé par d’autres.   

Sans contredire la thèse foucaldienne selon laquelle « l’objectif aujourd’hui est la vie7 », le penseur italien Giorgio Agamben considère que la simple vie n’existe pas. Selon lui, il n’existe que la « vie politique » comme forme de vie orientée vers l’idée de bonheur et cohérente avec un mode de vie8.   

Je comprends qu’Agamben veuille examiner l’idée selon laquelle le mode de vie devrait appartenir à chacun sans être le privilège de personne en particulier. Cependant, les conditions de production de ce mode de vie sont précaires pour plus de 80 % de la population mondiale, notamment dans les pays d’origine des migrants.

Généralement, il existe une distance constante entre les humains qui survivent et les autres qui subsistent en maintenant simplement la vie. Ce paradigme unilatéral vient d’un dominateur invisible et montre que « le pouvoir politique que nous connaissons repose toujours, en fin de compte, sur la séparation entre la sphère du simple être vivant qui compose l’individu, du contexte des formes de vie9 ».  

Cela suggère qu’une fois que le racisme hégémonique a acquis d’autres facettes, il est nécessaire de réactiver la pensée critique. Il serait donc très intéressant de voir à qui appartient cette vie niée. Si l’esclavage des Noirs ou de toute personne est une pratique interdite et un discours criminel, les conditions n’ont pas encore été créées pour que les afrodescendants soient respectés sur leurs territoires d’origine et dans les camps de réfugiés.   

Rejet des afrodescendants  

À l’instar des philosophes du soupçon qui sont célèbres pour avoir contesté la modernité occidentale, je me lance dans l’attitude douloureuse de soupçonner que les gens qui ont trop souffert des horreurs de la guerre et de la migration sont en fait pour la plupart des Noirs. Le fléau du rejet des afrodescendants est encore perceptible, non pas dans le discours officiel, mais plutôt dans les structures institutionnelles des législations occidentales et les appareils de « sécurité publique ».   

Un racisme systémique est présent dans d’autres contextes plus silencieux comme celui des Églises, dans les salles de classe et sur les places publiques. Le bien-être est généralement le privilège de certains citoyens ou de certains immigrants bien sélectionnés tandis que d’autres, du fait de la précarité, se vendent et sont subordonnés.   

En clair, je crois que le traitement qu’un migrant ukrainien pourra recevoir sur le territoire européen sera différent du traitement que recevrait un migrant soudanais ou congolais. Les inégalités perdurent même dans la précarité. La vie des immigrés et des réfugiés afrodescendants est plus exposée aux dangers que d’autres êtres humains vivant des drames comparables.

Par conséquent, toute action politique ou juridique qui se limite à la simple production de la vie ne fait que violence, car, comme le souligne Hannah Arendt : « la politique est la condition de possibilité d’une bonne vie, c’est-à-dire la citoyenneté comme plénitude de la vie humaine10 ».  

Situation critique de la migration aujourd’hui comme simple vie  

Je suis convaincu que pour créer les conditions favorables qui rendent possibles de nouveaux récits (écrire sa propre histoire), un espace public doit être pris en compte comme condition de décision des affaires publiques. Le bien-être de chacun ne doit pas être la propriété de quelqu’un d’autre. En effet, ce que nous partageons en tant que citoyens du monde est la vie en tant qu’existence et non une simple vie qui se trouve dans des espaces où la propriété privée est instrumentalisée pour isoler certains groupes sociaux et ainsi créer les conditions fertiles pour les asservir.   

Cette perspective nous incite à réévaluer les espaces habités en tant que producteurs de discours politiques qui ne favorisent pas ceux qui se trouvent en permanence dans une précarité voisinant la mort. Les personnes sans domicile fixe ni protection juridique subissent le poids du temps qui leur échappe et de l’espace où ils sont confinés. Surgit alors un récit masqué et moralisateur du pouvoir.   

La question épineuse est donc de savoir dans quel espace et comment de nouveaux récits seront possibles. La seule issue pour sortir de cette caverne du mythe platonicien sera celle liée à l’existence de chaque personne. Chaque histoire est unique et doit tenir compte de l’environnement social, racial, politique, religieux, culturel, intellectuel et vital de chacun. Nous avons besoin d’un regard et d’un récit où les gens peuvent s’exprimer par leurs propres mots et où leur parole compte. Où sont donc les nouveaux récits que les migrants peuvent écrire eux-mêmes pour contrecarrer un système qui ignore leur manque de droits pourtant reconnus dans la charte des Nations unies ?  

Un regard critique sur le statut du droit face à la précarité existentielle nous amène à nous demander si les migrants du Sud sont réellement considérés comme des êtres humains à part entière, ou s’ils sont considérés comme des personnes marginalisées, c’est-à-dire sans droit à l’espace public ou à la liberté d’expression. Plus que jamais, nous avons besoin d’un autre droit fondé sur la justice pour les Noirs.   

Demandeurs d’asile  

Lorsqu’on désigne le migrant du XXIe siècle comme un demandeur d’asile, avec tout le poids sémantique que comporte ce concept, cela nous donne un indice de la précarité existentielle de ces personnes.  

On rapporte que le gouvernement du Royaume-Uni veut expulser des demandeurs d’asile au Rwanda. La majorité des personnes concernées ont exprimé leur répugnance face à cette initiative interétatique entre les deux nations. On peut se demander si l’opinion de la nation d’origine du migrant a été prise en compte avant de prendre une telle décision. Le fait que de nombreux immigrés aient préféré fuir les agents du ministère de l’Intérieur indique qu’ils sont terrifiés. Cela est un signe notoire de violence contre les droits de l’homme.   

Certaines organisations caritatives en faveur des migrants alertent le public sur les conséquences désastreuses de l’asile forcé. Alors que le gouvernement a largement diffusé son message concernant la détention de personnes à destination du Rwanda, il n’est pas clair si les autorités avaient prévu que certains demandeurs d’asile se cacheraient et que d’autres iraient en Irlande. Lou Calvey, directrice de l’association caritative Asylum Matters, a déclaré : « Les organisations caritatives de première ligne en matière d’asile signalent que des personnes quittent leur logement d’asile pour éviter d’être arrêtées. Ils tirent la sonnette d’alarme sur les risques croissants de misère et d’exploitation11 ».  

Les migrants sont constamment marginalisés en raison de leurs conditions de vulnérabilité. Il est inquiétant de constater que le piétinement des droits humains fondamentaux est soutenu par le système juridique dans des pays où les dispositions légales sont censées être appliquées pour protéger des vies. Du point de départ jusqu’au lieu de destination, le migrant passe sa vie dans une situation pleine de dangers, de préjugés, de vols, de viols, d’enlèvements, de faim, de maladies et de déportations.   

Cette réalité nous place devant la question de savoir si l’on peut encore parler de la pertinence des déclarations universelles des droits. Il est plutôt évident que la condition des migrants est aujourd’hui devenue un signal d’alarme annonçant l’inutilité des droits universels et de leur mise en œuvre stricte et impartiale.  

Le fait que ceux qui fuient et ceux qui se voient systématiquement refuser l’asile en Europe soient dans la plupart des cas des afrodescendants devrait être préoccupant. Les témoignages abondent. Un Érythréen détenu pendant 25 jours avant son audience craignait d’être expulsé au Rwanda. « C’est très perturbant pour nous de penser à cela, dit-il. Je suis venu ici pour chercher la sécurité à cause de ce qui se passe dans mon pays, mais je ne l’ai pas encore trouvée. Le ministère de l’Intérieur peut-il me dire sur quelle planète je dois aller pour retrouver ma liberté et ma sécurité12 » ?   

La crise de la précarité devrait réactiver les sirènes existentielles et allumer les lumières de la pensée pour s’attaquer aux causes profondes du problème. Le manque dramatique de nouveaux récits aggrave la crise migratoire qui restreint l’émergence d’une dignité humaine réelle pour chaque être humain13.  

Conclusions  

De cette analyse critique sur les conditions requises pour construire de nouveaux récits, nous concluons que nous nous trouvons encore de nos jours dans une réalité selon laquelle ceux qui dominent et ceux qui sont dominés continuent de l’être.   

Que ce soit entre l’Europe et l’Afrique ou entre les États-Unis-Canada et l’Amérique latine, l’antagonisme binomial continue de prédominer. Le semi-territoire est dans ce cas une condition corporelle et spirituelle où le migrant ou le marginalisé se retrouve au milieu des États comme s’il était, d’une certaine manière, coincé entre le marteau et l’enclume. Pendant ce temps, les prétendues autorités qui devraient représenter le peuple perdent du temps et de l’énergie à se rejeter la faute les unes sur les autres, à se battre dans une conversation sans issue.   

Malgré tout, il y a espoir que de nouveaux récits émergent pour changer le statu quo en faveur d’une politique sociale saine et plus respectueuse des droits universels de chaque être humain.  

Avec les salutations à la mexicaine de Dieudonne Rizinde.

Lire le document original écrit en espagnol sur le site internet de :

Références 


  1. Kant considère que le sensus communis doit être compris comme l’idée d’un sens commun à tous. Cf. Manuel Kant, Critique du jugement, Collection Austral, Madrid, 1977, p. 198.  ↩︎
  2. Par ‘nouveaux récits‘, nous entendons une nouvelle histoire des droits de l’homme et une nouvelle conceptualisation non coloniale. ↩︎
  3. Plus qu’une dissimulation des droits de l’homme, il s’agit d’une injustice, d’un déni systématique des droits de l’homme.  ↩︎
  4. Franz Joseph Hinkelammert, « L’inversion des droits de l’homme : le cas de John Locke », dans Herrera Flores, J. (Ed.). Le vol d’Anteo. Droits de l’homme et critique de la raison libérale, (Bilbao, Desclée de Brouwer, 2000), 79-113.  ↩︎
  5. Hannah Arendt, La condition humaine, Paidós, Barcelone, 1993, p. 61.  ↩︎
  6. Giorgio Agamben, L’usage des corps, Homo sacer, IV,2, Édition numérique : C. Carretero, p. 531, Consulté le 7 juin 2024 sur : 
    http://www.solidaridadobrera.org/ateneo_nacho/biblioteca.html.  ↩︎
  7. Giorgio Agamben, L’usage des corps …, p. 393.  ↩︎
  8. Giorgio Agamben, L’usage des corps …, p. 394.  ↩︎
  9. Giorgio Agamben, L’usage des corps …, p. 391.  ↩︎
  10. D’après ce que l’on voit à la télévision et selon la crise migratoire dans le monde, la triste vérité est que le migrant d’Allemagne ou le migrant d’Ukraine est une personne, cela ne fait aucun doute. Quant au migrant africain, ce n’est probablement pas le cas. ↩︎
  11. Diane Taylor, Shane Harrison et Robyn Vinter, « Home Office faces fallout from Rwanda roundup as asasile seekers hide or fuir », dans The Guardian, mardi 7 mai 2024, consulté le 31 mai 2024 en ligne et traduction Google avec notre propre vérification : 
    https://www.theguardian.com/politics/article/2024/may/07/asylum-seekers-hide-or-flee-to-ireland-to-avoid-uk-rwanda-detentions↩︎
  12. (Note de l’éditeur : 8 juill. 2024 #actualités #africa24. La politique de déportation des demandeurs d’asile vers le Rwanda ne sera pas poursuivie. C’est ce qu’a annoncé le nouveau Premier ministre britannique Keir Starmer lors de sa première conférence de presse annonçant au passage qu’il s’engageait à respecter le mandat des électeurs pour le changement. Le projet, qui devait courir sur cinq ans, prévoyait un versement au Rwanda 140 millions de livres sterling, pour financer de l’aide au développement et la prise en charge des migrants expulsés.)  ↩︎
  13. Diane Taylor, « ‘J’ai peur’ : les demandeurs d’asile rassemblés pour être envoyés au Rwanda. Des demandeurs d’asile du Soudan, d’Érythrée et d’Afghanistan détenus dans le cadre de l’opération gouvernementale Vector partagent leurs histoires », dans The Guardian, le mardi 28 mai 2024, consulté le 27 mai 2024 en ligne, traduit via Google : 
    https://www.theguardian.com / uk-news/article/2024/may/28/im-frightened-the-asylum-seekers-arrondi-up-to-be-sent-to-rwanda. ↩︎